lundi 13 janvier 2014

La tarte aux brimbelles


S'il est un souvenir de mon enfance qui reste ancré dans ma mémoire, c'est bien les goûters autour de l'immense table qui mangeait la presque totalité de la surface de la cuisine. Je revois précisément cette journée, j'entends encore les cris et les gloussements de joie qui sortaient de nos lèvres quand la tante à François déposait la tarte de brimbelles sur la toile cirée blanche à fleurs rouges.
(Pour les incultes, les brimbelles sont ces petits fruits sphériques de couleur bleu-violacé qui poussent en nombre sur ces petits arbustes appelés brimbelliers, mais certains ignares s'évertuent à nommer ces fruits des myrtilles, des airelles ou des bleuets.) Bof ! Bof ! Bof !
Pour revenir à notre tarte, encore parfait cylindre devant nos yeux affamés. Dans la main qui trace des courbes et des droites au dessus de la table, le grand couteau cranté, il plonge au milieu du cercle et découpe les huit parts équitables. Les huit mains tendues reçoivent chacune une portion, immédiatement portée à la bouche. Les lèvres se colorent, les sourires font voir les dents noircies, même le bout de mes doigts est taché, tout le contenu du plateau est déjà englouti. Hubert attrape le plat à pleines mains, il le porte à ses lèvres et aspire goulûment le jus noirâtre. Quand il repose l'objet sur la table, toute la petite communauté éclate de rire. De part et d'autre de sa bouche, deux sillons noirs encore liquides ont ajouté à la moustache sous le nez, comme deux belles bacchantes façon Zorro.  Ce devait être çà le vrai bonheur sans doute !
Après les éloges sincères à la cuisinière, tout ce petit monde devait se débarbouiller consciencieusement, car la brimbelle est un puissant colorant.

Je n'ai jamais eu de passion particulière pour la cueillette des brimbelles. Certains y trouvaient là leur bonheur, moi je vivais cette cueillette comme une corvée. Je me souviens des dimanches en famille, chacun devait remplir un pot de contenance différente en fonction de sa taille ou plutôt de son âge. Pourquoi les déposer dans un récipient alors qu'il suffisait de s'asseoir dans l'herbe pour déguster les fruits récoltés ? C'était mon opinion et le même conflit revenait à chaque fois !
Mais à cette occasion, mes copains et moi-même, avions récolté les fruits qui garnissaient l'excellente pâtisserie que nous avions mangée.
La veille de la dégustation, chacun muni d'un pot de camp en fer blanc avec un couvercle relié au corps du bidon par un chaîne, nous voilà partis en direction des Feignes. Dans nos sacs à dos, les boissons et le repas du jour. Les herbes hautes, mouillées par la rosée du matin, viennent caresser et mouiller jusqu'à nos genoux. Nous marchons vite, tantôt courant, tantôt stoppant pour raconter, qui une blague, qui une anecdote. Les pots s'entrechoquent dans un bruit de cloches. Quelques mètres en contrebas, un chevreuil effarouché, s'éloigne en sautant prestement, il s'arrête subitement, se retourne inquiet, il nous dévisage, nous jauge, les oreilles dressées. Notre petite troupe est immobile et regarde dans la même direction, pas un bruit, pas un murmure, dix ou quinze mètres nous séparent, le spectacle est fascinant. Je me demande si de son côté, l'animal a la même fascination; j'en doute ! Et puis le cervidé s'éloigne royalement, comme s'il nous dédaignait et disparaît dans le bois.
Nous reprenons notre marche, le soleil commence à réchauffer la végétation quand on arrive au but de notre balade. On se partage le territoire pour la cueillette. Ramener des baies bien mûres et sans feuilles, c'était l'exigence de nos parents, c'est pourquoi nous avons décidé de ne cueillir qu'avec les mains. Nous avions donc choisi de proscrire les rifles qui n'auraient pas su trier les meilleurs fruits. (pour les incultes, la rifle est un gros peigne muni d'une poignée et servant arracher les fruits par poignées)
Notre cueillette brouillonne, bavarde et pas très assidue, nous surprend, zut il est déjà midi ! C'est la pause, on étale le pique-nique. La conversation glisse sur les légendes vosgiennes qui peuplent les montagnes. On éclate de rire à chacune des histoires évoquées.
A l'issue du repas, Michel extirpe de son sac à dos une petite fiole qu'il porte à ses lèvres, il avale une rasade, grimace et la tend à son voisin, c'est ainsi que la bouteille passe de bouche en bouche, quand à mon tour, j'avale ma gorgée, je comprends qu'il s'agit de la gnôle de gentiane. J'ai souvent eu l'occasion de la humer en déposant le nez au dessus du goulot. Et même une fois, à la fin d'un repas familial, j'avais eu l'autorisation de faire un petit canard (sucre trempé dans l'alcool pour les non initiés). Michel a subtilisé la bouteille à son père, Michel a treize ans et nous on en a douze. Pas très habitués à ce vigoureux breuvage, nos corps se rebellent et on assiste à une sorte de danse sauvage à la fois individuelle et collective. Collective car tout le monde semble avoir chopé "la Danse de Saint Guy", individuelle car aucun n'esquisse la même chorégraphie.
Le soleil commence à chauffer, les guêpes et les taons, sentant le sucre, la chair tendre, et peut-être la gentiane, s'invitent à la fête.
Les têtes sont lourdes, la gnôle nous soulève quelques rots tonitruants et odorants. La suite est de plus en plus désordonnée, les récipients tardent à se remplir, déjà certains estomacs tortillent, les jambes se font lourdes, quelques pots sont mêmes renversés, perdus. Mais la troupe est en liesse, pas d'accablement ni de remord.
Il faut pourtant trouver quelque excuse. On se met tous d'accord sur un scénario susceptible de justifier notre faible résultat et notre démarche incertaine.
Les anciens racontent qu'on peut trouver des brimbelles sottes ou brimbelles qui saoulent et on compte là dessus pour tenter d'éviter la correction, en ignorant qu'il ne s'agit que d'une légende. Nos lèvres et nos dents colorées seront la preuve qu'on a mangé des fruits. Les brimbelles avalées étaient-elles sottes ou pas ? Allez donc savoir ?
Forts de notre histoire, mais faibles de nos récipients à demi pleins nous nous en retournons en chantant à tue tête. L'étonnement est total quand personne ne nous questionne, on nous félicite même pour notre assiduité. Décision est prise de confier la totalité de la récolte à François afin que sa tante prépare les tartes et les beignets, qui seront ensuite répartis équitablement.

Si chacun de nous a fait son chemin, je suis sûr que tous se souviennent encore aujourd'hui de cette escapade pourtant si lointaine.

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