dimanche 17 août 2014

Le vieux reposoir


Si j'avais le don de parole, je pourrais vous en conter des histoires.


Je suis le vieux banc de bois, je ne sais plus qui m'a installé là, vers le milieu du siècle passé.
Je crois que c'était le vieux Fernand le garde-chasse, avec Isidore le cantonnier. A l'intérieur du deuxième virage en épingle du chemin qui monte vers le lac, ils m'avaient adossé au bloc de granit qui me protégeait des vents mauvais.
Offert aux promeneurs, j'ai soupesé plus d'un séant, du plus fin au plus volumineux.
Si j'ai souffert quelques fois, c'est moins des masses me chevauchant que des fortes effluves que dégageaient certains corps odorants. Ceux-ci en rajoutaient très souvent de quelques gaz tonitruants dont l'écho se propageait à travers la forêt et dont je gardais l'entêtant souvenir jusqu'à la prochaine pluie.
J'ai chassé de ma mémoire les vilains qui m'ont torturé et défiguré pour y laisser une marque ou une empreinte. Heureusement, le temps a creusé des rides dans ma chair, qui se sont mêlées aux estafilades des silex et autres tranchants.
Une fois, on a même déversé un liquide fort odorant et on a tenté de me brûler vif en dansant et en beuglant autour de mon tombeau. Mais, si j'ai changé de couleur, je suis toujours là pour recevoir quelque rare sportif fatigué ou quelque poète contemplatif.
Mes meilleurs souvenirs vont vers les enfants lorsqu'il grimpaient sur mon dos ou sautaient sur mon ventre solide en riant. J'ai pleuré une fois avec un petit Emilien qui a glissé sur mon écorce et s'est fracturé l'avant-bras.
Il est des histoires que je ne pourrais pas raconter et d'autres qui m'ont fait tordre de rire. Des monologues incompréhensibles pour un fayard gisant et peu cultivé. Des confidences susurrées sur mon tronc qui m'ont vu rougir. J'ai même dû quelques fois servir de paravent à des effeuillages spontanés et de soutien sans confort a des plaisirs bruyants et non dissimulés.
Combien de couples se sont reposés sur ma carcasse, des centaines, des milliers peut-être ? Combien de promesses échangées, tenues ou non tenues ? Combien de petits et gros mensonges ? Combien de "Tu te souviens du banc, si on refaisait la même chose..." ?
Il me reste en mémoire la visite de cet adolescent boutonneux ; il tenait dans ses bras un petit faon né sans doute de la journée. Il avait posé le petit animal craintif sur mon dos et s'était assis à son côté. En lui parlant doucement, il tentait de le nourrir d'un peu de son goûter, ce que le faon refusait bien sûr. Visiblement, ces deux là ne se comprenaient pas !
Quand on entendit un cri rauque, plaintif et puissant, auquel répondit un faible piaulement, l'enfant apeuré prit ses jambes à son cou et détala le long du chemin. La mère du petit, l'oeil inquiet, les naseaux en avant, les oreilles pointées vers le haut, arriva ainsi au chevet de son rejeton.
Sans ménagement, elle le poussa avec son museau pour le faire chuter du confort de mon dos. Lorsqu'il fût étalé au sol, elle l'invita à boire, ce qu'il fit goulûment. Couchés contre l'abri de mon corps, la mère léchant son petit, ils s'endormirent paisiblement. Plus tard je les vis s'éloigner dans les derniers rayons du soleil, le petit faon titubant et chutant, puis se relevant entre les jambes de sa mère.
J'ignore pourquoi, mais la nuit qui suivit cet événement, j'ai eu peur du noir. Etonnant, n'est-ce pas pour un meuble né en forêt et ayant toujours vécu dans cet environnement !
Chaque fois que me revient cette anecdote, je ne puis retenir les quelques larmes de sève qui me nourrit encore.
Aujourd'hui, je suis vieux, fatigué et vermoulu, personne ne s'arrête plus pour me faire un brin de causette.
Le rocher de granit a été extirpé de son emplacement par de gros engins et je reste seul, exposé à tous les vents.
Le chemin qui mène au lac a été goudronné voilà déjà une dizaine d'années. Lorsque les voitures, à la sortie du virage accélèrent brutalement, je reçois leurs émanations nauséabondes, je pue, je dépéris.

Si seulement Fernand et Isidore pouvaient revenir pour finir le travail proprement !

Dd

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