lundi 14 avril 2014

Une vie en tranches

Le destin est-il aveugle ou seulement inconscient ?



« Sois sage ô ma Douleur et tiens toi plus tranquille » disait le poète.

A chaque pointe de la lame qui pénètre et me tord les boyaux, qui maltraite mes os, je me récite ce vers de Baudelaire. Il m'ouvre un sourire radieux, du moins je le pense, mais ce n'est peut-être qu'une vilaine grimace.
Ce beau matin froid de fin d'automne me laisse un petit répit qui, chaque fois, me replonge dans une période sombre de ma vie passée. Je lutte, je veux stopper ces images qui défilent, tantôt en accéléré, tantôt au ralenti. Mais rien n'y fait, je suis sous l'emprise, comme droguée par ces films qui envahissent mon subconscient, qui torturent ma vie. Suis-je masochiste Docteur ?

Le lendemain gris et pluvieux me sert un scénario moins violent. Dans mon délire, je revois mon enfance heureuse, du moins je le crois et ce malgré la chétivité qui accompagna cette période si importante de ma vie. Dans une famille respectueuse des préceptes sociaux et religieux, j'ai appris et même parfois retenu, quelques fois difficilement et tardivement, les vraies valeurs d'honnêteté et de confiance. C'est cette tranche de ma vie qui a forgé ce que je suis aujourd'hui, enfin je crois !

Mon cerveau saute rapidement à l'adolescence, là où le souvenir se fait plus net, plus précis. Fragile et contestataire, en désaccord avec l'autorité parentale, c'est ainsi que je vois le raccourci de cette seconde phase de ma vie. La période des plus gros doutes et des plus grandes erreurs et des plus belles joies.

« Tu réclamais le Soir, il descend, le voici »

Encore une journée de douleur, demain sera peut-être meilleur, ce passage m'arrache une cruelle et pitoyable grimace. Oui pour moi ! Le soir est angoisse, la nuit fait peur, elle va sans doute être longue, très longue. Pourvu que je dorme un peu et paisiblement ! La prière qui me monte aux lèvres va m'aider, j'en suis sûre ! Je force ma concentration sur celui qui accompagne ma vie aujourd'hui : mon amour aide moi à chasser toutes ces mauvaises pensées !
Après quelques tranquillisants, le rêve remplace la conscience. Dans une sorte de flottement, me voilà de retour à l'aube de mon premier mariage.
Pourquoi les souvenirs douloureux écrasent toujours et encore ceux qu'on voudrait meilleurs ?
Un étrange mélange de bonheur avec la naissance de ma fille, et une grosse douleur avec l'évolution et les dérapages de celle-ci, puis la dégradation de nos rapports. Puisse qu'elle ouvre les yeux et qu'elle fasse enfin sa contrition ! Serait-ce trop demander ?
Je revois le triste mari jaloux et violent, le père absent et sans envergure, sans courage et sans conscience, personnage transparent et un brin malsain, mais librement choisi par moi contre les avis de mon entourage. Fallait il que ma cervelle soit à ce point embrumée et mes yeux aveuglés ? Lente descente aux enfers tout au long de cette trop longue aventure. J'ai longuement payé, mais j'assume !

Me voilà éveillée et transpirante, le poignard est là, toujours enfoncé dans mes chairs. Je sonne, l'infirmière est déjà à l'écoute, me tenant la main, épongeant mon front en parlant doucement. La poudre qu'elle verse dans l'eau va apaiser ma peur et ma douleur jusqu'au matin. Je repense à ces quelques vers d'Anna de Noailles :

Douleur je vous déteste ! Ah ! que je vous déteste !
Souffrance, je vous hais, je vous crains, j'ai l'horreur
De votre guet sournois, de ce frisson qui reste
Derrière vous, dans la chair, dans le coeur...

La somnolence vaporeuse qui suit me ramène à mes pensées, à ma vie passée. Je me sens calme et détendue. Mon deuxième mariage fut une longue période faste et heureuse. La naissance d'un fils tant désiré nous a comblé au delà de nos espérances. Je revois avec précision tous ces bons moments et je m'endors paisiblement. Telle une guirlande au sapin, la lumière qui palpite et clignote anime les pensées dans mon sommeil. Je suis bien, très bien !

Un flash, une douleur violente, insupportable me redresse brusquement, le mal est là il est revenu, le sournois !
Avec lui, m'explose en plein visage ce jour fatal, ce maudit avion qui nous enlève notre enfant et son amie. Le cœur qu'on nous arrache, la douleur, la vraie, plus terrible que celle qui me ronge aujourd'hui. Celle qui va emporter mon mari, comment survivre, jour après jour se battre, descendre au fond du gouffre, se relever et retomber encore. La noirceur la plus totale, celle qui tente de vous lobotomiser, celle qui m'accompagne et me détruit encore ce matin.

Pourtant, j'avais réussi ce que je pensais impossible, ne pas m'apitoyer sur mes malheurs. Cet acharnement du destin à tenter de me détruire m'a sans doute orienté vers l'église, vers les autres et leurs problèmes, leurs difficultés. Tendre la main vers le malheureux ou le malade, l'empathie m'a servi de béquille. J'y ai rencontré celui qui partage mes jours et mon bonheur. Avec nos différences et nos analogies on fait ce petit bout de chemin côte à côte, sans ombres et sans divergences entre nous.
Et voilà ce cancer qui s'est réveillé pour m'enlever à ces ultimes joies que la vie pouvait m'offrir.

Je souhaiterais revoir ceux qui comptent pour moi, ma famille et mes amis. Certains me manquent, j'ai le sentiment qu'ils m'oublient, mais ils ont sans doute de bonnes raisons. Peut-être leur reste-t'il quelques griefs, je n'ai pas toujours été attentive à leurs difficultés et c'est leur façon de me l'annoncer. Je voudrais pouvoir dire que je m'en moque, mais ce serait mensonge et le moment n'est pas approprié à la rancoeur.
Je dois sourire et accepter, même si j'ai peur, même si la vie n'a plus envie de moi. Oh ! Mon amour amène moi cette armure qui me protégera, mets ma main dans la tienne et advienne que pourra...

Vous aviez dit rémission ! Docteur, donnez moi encore un peu de cette légèreté qui me fait tant défaut en ce moment. Ne plus souffrir et profiter du temps qui reste et qui me glisse entre les doigts.

Une nouvelle journée plus clémente s'annonce, je lève cette carcasse trop maigre pour l'amener vers la fenêtre. A travers les carreaux, quelques flocons précoces m'annoncent qu'il doit faire froid, très froid.
Dans le parc, près de l'étang, les arbres se couvrent doucement de blanc. Le silence m'apaise et me réconforte. Si mon corps accepte de nouveau la nourriture et que je me rétablisse, alors je serai de retour à la maison pour Noël. De nouveau, on pourra faire des prévisions, échafauder des plans et même se faire un petit voyage. Je vais de ce pas appeler mon amour pour lui annoncer la nouvelle.

Bientôt quinze jours que je dépéris dans cette chambre blanche, personne ne m'informe sur mon état !
Que vais-je devenir ? Quelle issue ? Dois-je me battre ou abandonner ? Je suis si lasse !

Un mois et puis un autre long mois et me voilà plus malingre et plus faible encore. La vie me quitte, elle s'en va, je tends la main, j'essaie de retenir cette chose qui s'éloigne, c'est fluide, c'est visqueux, insaisissable. J'ai peur ? Mais non, l'appel d'un monde inconnu, je me sens comme un oiseau, on a ouvert la cage, je m'envole !

J'avais tant regardé les étoiles, scruté la vie et les humains autour de moi que mes yeux se sont mis à pleurer. C'est ainsi que je meurs car je ne veux plus vivre. Je voyage déjà mais je suis là, je vous observe, je vois vos mesquineries, je les trouve si futiles qu'il me semble sourire. Au moins je n'ai plus aucune rancoeur, tout est pardonné, oublié, me voilà toute entière tournée vers "autre chose".
J'aurais voulu dire encore, raconter ou écrire, pourquoi je pars et j'abandonne ce monde que j'ai traversé, que j'ai aimé et que j'ai haï. Une autre vie m'attend, elle est là, je la sens déjà, elle me touche, j'ai même pas peur ! Je lui souris, elle me sourit, je le sais, on va bien s'entendre. C'est par une belle journée de printemps que je vais toucher les étoiles avec d'autres êtres chers qui m'attendent, je me dépêche, je veux les voir, je veux rire, je veux pleurer. Je vais savoir ! Enfin savoir !

Dd




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